Sa ki pou'w la riviè pa ka chayé'y
Ce qui t'est vraiment destiné ne peut pas être emporté par la rivière
- Séverine, miss Martinique 2002 -
A quinze ans je suis rentré au lycée Francis De Croisset en BEP administration commerciale et comptable. Je revenais d'Espagne, le teint légèrement halé. Je peux te garantir que c'était la folie de l'autre côté des Pyrénées, car l'esthétique coureur cycliste du pays d’1m88 80kg avait remporté son troisième tour de France et son deuxième tour d'Italie. Il faisait penser à un robot à cause de ses bielles bien huilées, une casquette sur la tête. Il assurait grave dans les cols en portant son beau maillot jaune, flanqué du dossard numéro un. Imperturbable, il posait ses mains en haut du guidon, serrées près de la potence, les épaules calées, le dos bien droit, il ne se déhanchait jamais, je l'ai rarement observé en danseuse. Il était aussi spécialiste du contre la montre avec plusieurs victoires, notamment recordman de l'heure, champion du monde et olympique du chrono.
J'avais réussi difficilement à trouver le maillot de la Banque de Crédit qui le sponsorisait. Finalement je l’ai eu dans la ville de Marchena où habitait mon grand-père maternel en Andalousie.
J'étais bien différent des autres ados. Quand ils me voyaient arriver avec ma démarche hésitante, certains croyaient que je consommais de l'alcool ou d'autres substances illicites. Aujourd'hui j'en rigole, mais cela me blessera profondément dans ma chair. C'est pour cela que je tiens à garder une hygiène de vie irréprochable, zéro alcool, fumette et compagnie. Alimentation saine ! Tout le temps du sport ! Bourvil disait : "L'alcool non, l'eau ferrugineuse oui !"
Encore ces railleries et ces moqueries d'adolescents boutonneux, mais moi je restais de marbre, malgré cette démarche chancelante fada, quelle épreuve ! Combien de fois j'ai dû terminer sur les fesses à ma descente improbable des escaliers. C'est sûr il n'y avait pas de rampes pour m'agripper. J’étais alors aux abois. Alors vas-y amuse toi à chercher l'équilibre avec un gros sac à dos rempli de livres qui m’encombrait les épaules.
Pour être franc, à quoi ça sert de vivre toutes ces souffrances ? C’est là que le bât blesse. A rien... Le suicide ? Premièrement me tirer une balle en pleine tête, je risque de me louper à cause de mes problèmes de coordination. Deuxièmement, me jeter par la fenêtre ? Je ne peux pas me rétamer ma face sur le gravier car j'habite en rez-de-chaussée. Troisièmement, me pendre ! Imagine la misère rien que d'attacher la corde. Non non non ! Jamais, jamais, jamais... (ça me fait penser à l'humoriste Bigard les bras écartés en parlant d'une voie incisive).
Tout le monde me dit accepte ton handicap, tu vivras mieux. Non je suis obligé de vivre avec, de m’en accommoder.
Je voyais mon avenir s'assombrir peu à peu, mais je gardais dans ma tête cette infime lumière pour éclairer ma route. Si un jour je me mettais vraiment à boire peut être que j'arriverais à marcher droit. Mais pourquoi tant de gens sont-ils si abjects envers moi ? La nature humaine est faite comme cela, c'est la méconnaissance de l'autre qui crée tous ces conflits. Dès qu'une personne présente une anomalie vestimentaire ou bien physique, les gens te jugent avec véhémence, alors que dans la plupart des cas le handicap peut être du feu et une volonté à toute épreuve.
En juin 1994, j'effectue durant un mois un stage dans les bureaux de la poste à Pégomas, là où vivaient mes grands-parents. Chaque matin, j'effectuais le trajet à vélo Plan de Grasse-Pégomas soit environ 7 km et pareil le soir. Je mangeais chez mamie le midi. Un jour, j'ai eu une crevaison et je n'ai pas pu me rendre à vélo jusqu'à Pégomas. Papa a pu m'accompagner, mais à midi je n'avais pas d'autres solutions que de rentrer à pied, 10 minutes d'efforts. Cette démarche du mec qui boit et en plein cagnard j'ai bien trimé ! J'ai bien essayé de contacter mon grand-père pour qu'il vienne me chercher mais justement ce jour-là il ne pouvait pas. Je ne l'ai compris que bien plus tard, en fait il voulait juste me faire travailler mon équilibre précaire.
Mon grand-père était perpétuellement en train de bricoler dans son jardin. Je me souviens qu'il était prêt à équiper son jardin d'un système judicieux fait de cordes pour me faire marcher (c’est l'époque où j'étais déjà en fauteuil). Il faisait beaucoup de sculptures en bois et de peintures, mais cela était plutôt de l'art abstrait, tu vois le genre Pablo Picasso qui disait : "Pour faire une colombe il faut d’abord lui tordre le cou".
J'arrive à ma terminale BEP, je reconnais que j'étais bien mauvais notamment en comptabilité. En fait ce n'est pas très compliqué, il faut juste suivre quelques règles mais je n'arrivais décidément pas à me concentrer. Les autres matières étaient plus faciles pour moi. Combien de fois j'ai dû remettre au propre mes divers cours et autres contrôles.
Quelle frustration de faire des efforts sans que ça rapporte un résultat. Je rentrais souvent le soir en pleurs. Un jour mon père était rageur de tout ce mépris que l'on me faisait subir. En m’accompagnant un matin au lycée fada il a garé la voiture en dérapant façon Starsky et Hutch, il est sorti de la voiture et il a bondi sur le capot (mais non je déconne). En fait, il voulait aller voir ma prof de français, cette idiote pensait que je faisais exprès de mal écrire. Il a débarqué au culot devant tous les élèves, je ne sais pas trop ce qu'il lui a dit, d'ailleurs je m'en fiche, mais la prof ne m'a plus adressé la moindre remarque. J'en conclus qu'elle a dû se faire aligner.
Chemin faisant, je passe mon examen du BEP en Juin 95 et figure toi que je le loupe d'un demi-point fada. Les profs auraient pu me repêcher par rapport aux efforts que je fournissais. Je méritais amplement ce BEP, qu'importe j'aurai ma revanche. Un espagnol quand tu le piques, il revient deux fois plus fort ! Durant toute ma terminale BEP j'ai été dispensé de cours de sport par mon père, ce qui me permettait d'aller bouffer du ruban (faire des kilomètres) le jeudi après-midi. Après cet échec au BEP, pas question pour moi de lâcher prise, je suis un pitbull, quand je m'accroche à quelque chose, impossible de me faire lâcher !
En décembre 1995, nous sommes allés voir la famille en Andalousie, l'été il fait très chaud mais en hiver c'est d'un froid sec ! Là bas, le 25 Décembre est un jour normal à part la naissance de Jésus. Les cadeaux sont donnés le 6 Janvier, c'est la tradition des rois mages Melchior, Balthazar et Gaspard, je trouve cela mieux.